L’incidence et la classification des événements non routinier dans la prise en charge anesthésique
Incidence and Classification of Nonroutine Events during Anesthesia Care.
Liberman JS, Slagle JM, Whitney G, Shotwell MS, Lorinc A, Porterfield E, Weinger MB
Anesthesiology, juin 2020, volume 133, pages 41-52
Commentaire
Par Kay DAHER (DFMS) et Samy FIGUEIREDO
Introduction :
La qualité et la sécurité de la prise en charge péri-opératoire des patients sont le plus souvent évaluées en analysant des paramètres tels que la mortalité et la morbidité, qui sont à la fois peu fréquents et multifactoriels, limitant la puissance des études. Les auteurs du présent travail proposent l’utilisation d’un autre paramètre de mesure du devenir du patient : la survenue d’un « évènement non-routinier » (ENR). Un ENR correspond à tout aspect des soins médicaux jugé par les cliniciens ou les observateurs comme une déviation par rapport à la façon optimale d’administrer les soins à un patient donné dans une situation clinique donnée. Le but de cette étude était de décrire l’incidence, la sévérité et les facteurs contribuant à la survenue d’ENR en anesthésie.
Matériels et Méthodes :
Essai observationnel, prospectif, effectué entre 1998 et 2004 dans 3 hôpitaux universitaires des USA. Le jour précédent la chirurgie, un assistant de recherche spécifique était responsable d’identifier les cas les plus adaptés à l’étude (les patients de chirurgie cardiaque étaient exclus). Le jour de l’intervention, il était chargé d’obtenir les consentements, d’assurer l’enregistrement audio/vidéo tout en recueillant les informations du cas en salle d’opération : données relatives au patient, aux soignants anesthésistes (médecins junior et senior, IADE ; tous équipés de microphones), à la procédure et à la charge de travail. Un questionnaire spécifique était rempli immédiatement après l’intervention par le junior ou l’IADE en salle de surveillance post-interventionnelle (SSPI) afin de déclarer tout ENR et d’éventuels facteurs contributifs. Il n’y a pas eu de calcul d’effectif avant l’étude.
Résultats :
Sur les 556 procédures enregistrées éligibles, 45 n’ont pu être exploitées sur le plan audio/vidéo, laissant ainsi 511 procédures analysées : 400 procédures sans ENR et 111 procédures avec au moins 1 ENR (incidence = 22%), pour un total de 173 ENR. Dans 35% des procédures avec ENR, plusieurs ENR étaient notés. Sur les 173 ENR, 69% ont été considérées par les observateurs indépendants comme ayant eu une conséquence clinique sur le patient et 13% comme ayant conduit à une ou plusieurs lésions chez le patient. Une durée d’intervention prolongée (25ème vs. 75ème percentile ; odds ratio (OR) = 1.8; IC0.95 = 1-3 ; P = 0.032) et la présence de comorbidités (OR = 2.1 ; IC0.95 = 1-3; P = 0.001) étaient associés à la survenue d’ENR. Les facteurs contribuant le plus fréquemment aux ENR étaient liés au patient (64% ; exemples : comorbidités ou réponse inattendue à une thérapeutique), liés à l’équipe d’anesthésie (59% ; exemples : erreur de jugement, connaissances insuffisantes, distraction), liés à un défaut d’encadrement (36% ; exemples : intubation par le junior seul), liés à la chirurgie (24%) ou liés à un défaut d’équipement (19%). Les conséquences cliniques les plus fréquentes de ces ENR impliquaient le système cardiovasculaire (37% ; par exemple : hypo- ou hypertension artérielle), les voies aériennes (33% ; par exemple : échec d’intubation ou extubation prématurée) et des problèmes humains (ex : intervention annulée/reportée), médicamenteux (erreurs) ou d’équipement (31%).
Discussion :
Cette étude décrit l’incidence, la sévérité et les facteurs contribuant à la survenue d’ENR en anesthésie. Les points forts de cette étude sont : une méthodologie prospective imposante (enregistrements audio/video + recueil de données peropératoire par un observateur indépendant au cours de 511 procédures, dans 3 hôpitaux différents des USA), ayant permis la description de 173 ENR, qui sont le reflet de la pratique quotidienne de toute équipe d’anesthésie et pourtant rarement rapportés de manière systématique dans la littérature ; l’expérience des auteurs qui sont à l’origine du terme d’ENR ; l’originalité de s’intéresser aux ENR, des évènements plus fréquents que le décès ou la morbidité opératoire et ayant aussi des conséquences sur le devenir du patient. Ces ENR pourraient remplacer les critères de jugement habituellement utilisés dans les études sur le devenir péri-opératoire, mais qui, par manque de puissance, sont rarement « significatifs ».
Les limites de cette étude sont : un diagramme de flux incomplet (quel pourcentage de l’ensemble des procédures réalisées sur la (longue) période d’inclusion (1998-2004) les 511 procédures rapportées représentent-elles ? choix arbitraire des procédures analysées : biais de sélection) ; quelle explication pour le délai de 16 ans entre la fin des inclusions et la publication ? ; changement des pratiques d’anesthésie depuis la période d’étude ?; absence de calcul de puissance ; méthodologie lourde (coût, temps) limitant la reproductibilité de l’expérience et des résultats, et pouvant modifier les comportements des personnels filmés ; degré d’acceptation des équipes pour être filmées ? ; pas ou très peu d’autres équipes publient sur les ENR.
Est-ce que des procédures visant à diminuer la fréquence et la sévérité de ces évènements non-routiniers en anesthésie permettent d’améliorer le devenir des patients ? On peut le penser/l’espérer : ceci devra être prouvé par des études complémentaires.
Abstract
BACKGROUND: A nonroutine event is any aspect of clinical care perceived by clinicians or trained observers as a deviation from optimal care based on the context of the clinical situation. The authors sought to delineate the incidence and nature of intraoperative nonroutine events during anesthesia care.
METHODS: The authors prospectively collected audio, video, and relevant clinical information on 556 cases at three academic hospitals from 1998 to 2004. In addition to direct observation, anesthesia providers were surveyed for nonroutine event occurrence and details at the end of each study case. For the 511 cases with reviewable video, 400 cases had no reported nonroutine events and 111 cases had at least one nonroutine event reported. Each nonroutine event was analyzed by trained anesthesiologists. Rater reliability assessment, comparisons (nonroutine event vs. no event) of patient and case variables were performed.
RESULTS: Of 511 cases, 111 (21.7%) contained 173 nonroutine events; 35.1% of event-containing cases had more than one nonroutine event. Of the 173 events, 69.4% were rated as having patient impact and 12.7% involved patient injury. Longer case duration (25th vs. 75th percentile; odds ratio, 1.83; 95% CI, 1.15 to 2.93; P = 0.032) and presence of a comorbid diagnosis (odds ratio, 2.14; 95% CI, 1.35 to 3.40; P = 0.001) were associated with nonroutine events. Common contributory factors were related to the patient (63.6% [110 of 173]) and anesthesia provider (59.0% [102 of 173]) categories. The most common patient impact events involved the cardiovascular system (37.4% [64 of 171]), airway (33.3% [57 of 171]), and human factors, drugs, or equipment (31.0% [53 of 171]).
CONCLUSIONS: This study describes characteristics of intraoperative nonroutine events in a cohort of cases at three academic hospitals. Nonroutine event-containing cases were commonly associated with patient impact and injury. Thus, nonroutine event monitoring in conjunction with traditional error reporting may enhance our understanding of potential intraoperative failure modes to guide prospective safety interventions.