Essai randomisé sur la curarisation profonde pendant la chirurgie rachidienne : effet sur les pertes sanguines
Deep neuromuscular blockade during spinal surgery reduces intra-operative blood loss: A randomised clinical trial.
Kang WS, Oh CS, Rhee KY, Kang MH, Kim TH, Lee SH, Kim SH
European journal of anaesthesiology, février 2020, volume 37, pages 187-195
Commentaire
Par Drs É. Gaultier et Y. Bornemann
Introduction :
Le décubitus ventral entraînerait une augmentation des pressions intra abdominale et respiratoire, pouvant engendrer une stase veineuse au niveau du rachis et une augmentation du saignement en cas de chirurgie rachidienne. Ces hypothèses ont été confirmées dans deux essais thérapeutiques randomisés publiés en 2013 et 2016.
La curarisation entraîne un relâchement musculaire, une diminution des pressions intra abdominales et thoraciques, une diminution de la gêne au retour veineux et donc une diminution de la stase sanguine. De ce fait, les auteurs formulent l'hypothèse qu’une curarisation profonde, versus une curarisation modérée, pourrait diminuer le saignement per opératoire au cours d’arthrodèses sur 2-3 étages par voie postérieure.
Matériel et méthodes :
Étude randomisée, contrôlée, en simple aveugle, mono-centrique (un centre en Corée du Sud), réalisée entre septembre 2014 et décembre 2016. Les patients opérés d'une arthrodèse lombaire sur 2 à 3 étages en décubitus ventral étaient inclus dans l'étude. Les critères d'exclusion étaient les suivants : âge < 16 ans, chirurgie en urgence, anticoagulation pré opératoire ou indication à une anticoagulation péri opératoire, score ASA > 3, FEVG < 40%, pathologie respiratoire, maladie neuro musculaire, allergie aux curares, arythmie, histoire familiale d'hyperthermie maligne, insuffisance rénale et antécédent d'hyperthermie maligne, ré-intervention, contre-indication au monitorage non-invasif. La procédure anesthésique était standardisée (monitorage, drogues anesthésiques, gestion des fluides, gestion hémodynamique, réglages du respirateur, protocole d’extubation) et toutes les procédures chirurgicales étaient réalisées par le même chirurgien. La curarisation était assurée par l’administration de rocuronium et le monitorage était placé à l’adducteur du pouce. Le nombre de sujets nécessaires a été calculé a priori après une étude pilote.
Le critère de jugement principal était la quantité de saignement per opératoire (aspiration, pesage des champs). Les critères de jugement secondaires étaient la satisfaction du chirurgien, les paramètres hémodynamiques et respiratoires, et le score de douleur post-opératoire.
Résultats :
Sur 232 procédures réalisées, 88 patients ont été inclus et randomisés par bloc de permutation en deux groupes parallèles : 44 patients dans le groupe curarisation profonde (TOF = 0, PTC <2) et 44 patients dans le groupe curarisation modérée (TOF = 1-2). Les caractéristiques des deux groupes étaient comparables. L’analyse retrouvait une diminution significative du volume de pertes sanguines per opératoire chez les patients ayant une curarisation profonde (300 ml (200-494)) versus ceux ayant une curarisation modérée (415 ml (240-601)), p= 0,044. Cependant, les pertes sanguines dans les 24 premières heures post-opératoires et le saignement total ne différaient pas significativement. La satisfaction chirurgicale était significativement meilleure dans le groupe curarisation profonde. Parmi les paramètres hémodynamiques et respiratoires étudiés, il existe une différence significative entre les deux groupes seulement sur les pressions de crête, plus élevées de 2 points dans le groupe curarisation modérée notamment lors du décubitus ventral. La douleur post-opératoire était significativement plus basse dans le groupe curarisation profonde (EVA moyenne à 5 vs. 6/10).
Conclusion/discussion :
Cette étude innovante montre que la curarisation profonde versus la curarisation modérée dans les arthrodèses 2-3 étages en décubitus ventral entraine une diminution du saignement per opératoire. Cependant cette étude possède des limites, notamment son caractère mono-centrique, en simple aveugle, mais également une sélection restreinte de patients, excluant les patients fragiles ou à risque de saignement per opératoire important (reprise chirurgicale, patients traités par anticoagulant).
La diminution du saignement reste néanmoins modérée et ne s’accompagne pas d’une diminution de la transfusion péri-opératoire. Les données les plus intéressantes de cette étude se situent peut-être du côté des critères de jugement secondaires : la curarisation, qui est une mesure simple, peu coûteuse et présentant des effets secondaires rares, permet en effet d’améliorer le confort chirurgical et de diminuer légèrement les douleurs post-opératoires de cette chirurgie habituellement pourvoyeuse de douleurs importantes. Des études complémentaires sont nécessaires afin de confirmer ces données.
Il serait également intéressant de regarder la différence de saignement et de transfusion per opératoire chez des patients curarisés et non curarisés après l'induction, curarisation dont l'indication dans cette chirurgie n'est pas tranchée à l'heure actuelle.
Abstract
BACKGROUND: Spinal surgery is usually performed in the prone position using a posterior approach. However, the prone position may cause venous engorgement in the back and thus increase surgical bleeding with interruption of surgery. The prone position also affects cardiac output since large vessels are compressed decreasing venous return to the heart.
OBJECTIVE: We hypothesised that deep neuromuscular blockade would be associated with less surgical bleeding during spinal surgery in the prone position.
DESIGN: Randomised, single blinded trial.
SETTING: University teaching hospital.
PARTICIPANTS: Eighty-eight patients in two groups.
INTERVENTIONS: Patients were randomly assigned to moderate neuromuscular blockade or deep neuromuscular blockade. In the moderate neuromuscular blockade group, administration of rocuronium was adjusted such that the train-of-four count was one to two. In the deep neuromuscular blockade group, rocuronium administration was adjusted such that the train-of-four count was zero with a posttetanic count 2 or less.
MAIN OUTCOME MEASURES: The primary outcome was the volume of intra-operative surgical bleeding. The surgeon's satisfaction with operating conditions, haemodynamic and respiratory status, and postoperative pain scores were evaluated.
RESULTS: The median [IQR] volume of intra-operative surgical bleeding was significantly less in the deep neuromuscular blockade group than in the moderate neuromuscular blockade group; 300 ml [200 to 494] vs. 415 ml [240 to 601]; difference: 117 ml (95% CI, 9 to 244; P = 0.044). The mean ± SD surgeon's satisfaction with the intra-operative surgical conditions was greater in the deep neuromuscular blockade group than in the moderate neuromuscular blockade group; 3.5 ± 1.0 vs. 2.9 ± 0.9 (P = 0.004). In intergroup comparisons of respiratory variables, peak inspiratory pressure was lower in the deep neuromuscular blockade group overall (P < 0.001). The median [IQR] postoperative pain score was lower in the deep neuromuscular blockade group than the moderate neuromuscular blockade group; 50 [36 to 60] vs. 60 [50 to 70], (P = 0.023).
CONCLUSION: Deep neuromuscular blockade reduced intra-operative surgical bleeding in patients undergoing spinal surgery. This may be related to greater relaxation in the back muscles and lower intra-operative peak inspiratory pressure when compared with moderate neuromuscular blockade.
TRIAL REGISTRATION: KCT0001264 (http://cris.nih.go.kr).